Second engagement - Refus de redevenir sous-officier - 1861 Intégrale, p. 8.31-8.41.
Avant d'arriver là, j'eus soin d'arracher mes galons de sergent et d'effacer toutes traces de grade. J'aurais bien voulu les effacer aussi sur mes états de service, mais cela m'était impossible. En arrivant1, j'allai directement chez le gros major déposer mes papiers et voir dans quelle compagnie je devais aller. Ce gros major avait l'air d'un vrai brave homme. C'était un noble car je voyais sur sa porte : Carré de Busserolles2. Il me reçut avec une affabilité toute paternelle. Lorsqu'il eut jeté les yeux sur mes papiers il fit un brusque mouvement et me regarda en face en me disant : « Comment ? vous étiez sous-officier il y a quelques jours, et vous venez vous rengager comme simple soldat, que veut dire cela ? ». Alors, je lui explique bravement mes raisons, celles qui m'avaient obligé à quitter le 26e, en lui disant que désormais ce cas ne se présenterait plus pour moi, car jamais plus je ne serais ni caporal, ni sous-officier.
« C'est incroyable, dit-il, ce que vous me dites là. Vous avez sans doute beaucoup de punition et peut-être vous craigniez d'être cassé et vous avez préféré prendre votre congé.
Mais il ne pouvait m'envoyer là-bas que lorsqu'on formerait un détachement, puis il me dit :
- Je vais vous placer à la deuxième compagnie, là vous serez avec un bon vieux capitaine, j'espère bien que vous ne persisterez pas à rester simple soldat.
Je me rendis à la deuxième compagnie avec un simple billet que le gros major m'avait donné pour le sergent-major. Quand j'entrai chez ce dernier, tous les sergents de la compagnie s'y trouvaient. L'un d'eux dit de suite :
Là dessus, chacun l'approuva. Mais le sergent me fit la demande habituelle, celle qu'on adressait alors à tout homme arrivant au corps : à savoir si je voulais verser quelques sous à ma masse. Mais avant qu'il eût achevé, j'avais déposé 40 francs sur son bureau en disant :
En arrivant là, je ne trouvai que de jeunes recrues, de jeunes gens poitevins dont pas un ne parlait le français. Le caporal était un Corse, un vieux déjà, il avait un chevron4 : un de ces types de vieux caporaux dont il y avait tant alors, embarrassé et empêtrés partout, ne connaissant ni théorie, ni règlements ni rien du devoir d'un caporal ; et ne pouvant ni causer ni s’expliquer sur quoi que ce soit.
Je les fis tous descendre à la cantine pour leur payer une bonne rasade d'entrée. Le lendemain, après le rapport, on me demanda chez le sergent major. Le capitaine y était, un pauvre vieux poitrinaire5 qui sentait déjà le sapin. Le sergent-major avait déjà reçu mes états de services. Le capitaine me dit : vous êtes un ancien sous-officier, le gros major m'a parlé de vous et m'a dit de vous engager de vous porter de suite élève caporal, qu'il vous donnera la première place qui se présentera et ensuite vous serez bientôt sergent à nouveau.
Le capitaine parti, je dis au sergent-major que je tenais autant cela serait possible à ce que personne dans la compagnie ne sût jamais que j'ai été sous-officier.
Enfin, lorsque je fus réarmé et quand j'eus mis mes effets en ordre, j'allai trouver le maître d'armes pour lui offrir mon concours. Celui-ci était aussi un vieux sergent ; aussitôt, il me mit à l'épreuve et quand il vit que je travaillais assez bien, il voulut bien m'accepter comme aide. Il en avait bien besoin car il était seul maintenant, tous ses prévôts6 étaient partis en Afrique avec le bataillon de guerre. J'avais donc trouvé de l'occupation de suite et de la bonne, car c'est un rude métier l'escrime, surtout pour le professeur : rester toute la journée sur la planche à se remuer les bras et les jambes, et à s'égosiller à expliquer les leçons. Le maître devint bientôt mon ami, et souvent le soir et le dimanche nous allions ensemble en ville donner encore des leçons à un certain nombre de jeunes riches qui voulaient s'exercer à l'escrime. Mais chaque fois que le gros major me rencontrait, il m'arrêtait, voulant toujours me nommer caporal ; cependant, sur mes refus réitérés, il finit par me laisser tranquille.
Quand les sous-officiers de la compagnie eurent enfin appris forcément que j'étais un ancien sous-off, ils voulurent bien me faire des excuses d'avoir porté sur moi des jugements téméraires. Cela ne me touchait guère, pas plus que je n'avais été surpris de leurs jugements « téméraires ». Il y avait longtemps que je connaissais les vieux sous-offs de ce temps, tous plus ou moins ignorants en toutes choses, mais surtout en politesse. Ce qu'ils trouvaient le plus drôle, comme le sergent-major, c'était mon refus de redevenir sous-officier : ils ne pouvaient pas comprendre cela.